La synesthésie, modèles explicatifs (2/3)

Dans un précédent billet (Vous avez dit synesthète ?) « Avance » présentait la synesthésie, parce qu’elle est concernée par le sujet. Elle a pu ainsi apporter un éclairage personnel à ce mode de fonctionnement particulier.

Stéphanie Aubertin est neuropsychologue – elle est également lectrice de ce blog. Je l’ai encouragée à rédiger le billet qui suit, en complément au précédent billet. Stéphanie apporte ici son éclairage de technicienne… et une liste de réferences qui pourront être utiles à ceux que le sujet intéresse.

_______________________________

Définition

Le mot synesthésie vient du grec syn (ensemble) et aisthesis (perception). Littéralement, la synesthésie est une conjonction de sensations. Elle se définit comme une expérience sensorielle caractérisée par une activation croisée de modalités sensorielles. Elle associe un sens et/ou des concepts à d’autres sensations, et ce, de manière involontaire, et irrépressible. Par exemple, la perception d’une caractéristique (comme la forme) d’un stimulus, va entraîner la sensation d’une autre caractéristique (comme la couleur).

Prévalence

L’expérience de la synesthésie débute dès l’enfance et perdure toute la vie. Sa prévalence varie selon les études, allant de 1 synesthète pour 20 personnes (Galton, 1883) à un rapport de 1 sur 25 000 (Cytowic, 1989). La synesthésie touche plus souvent les femmes que les hommes (3 femmes pour 1 homme selon Cytowic, 1989 ; et 8 femmes pour 1 homme selon Baron-Cohen et al., 1993).

Types de synesthésie

Bien que certaines formes de synesthésie aient été largement décrites, il est probable que toutes les associations de sens existent. La forme la plus souvent observée est la synesthésie graphème-couleur où les lettres de l’alphabet, les mots, les concepts tels que les mois ou encore les chiffres provoquent une sensation de couleur différente et spécifique à chaque item. D’autres types de synesthésies associent un son (son divers de l’environnement ou encore la musique) à certaines couleurs, le toucher à un goût de nourriture, les concepts tels que les mois de l’année (Spatial Sequence Synesthesia, SSS) à un emplacement spécifique dans l’espace…

Caractéristiques

Si, à l’intérieur d’une même forme de synesthésie, un même stimulus provoque une sensation différente selon les synesthètes, un stimulus donné provoque toujours la même sensation chez une personne. Cela met en évidence une des caractéristiques de la synesthésie qui est sa constance test-restest. Les synesthètes sont constants à 90% dans l’identification de couleurs pour une lettre donnée un an après la première expérience (Eagleman et al., 2007), alors que les sujets du groupe contrôle reconnaissent seulement 38% des couleurs.

On observe également une certaine flexibilité dans les paramètres du stimulus : pour une lettre donnée, l’expérience sensorielle sera identique quelque soit la présentation du stimulus (dactylographiée, manuscrite ou prononcée à l’oral aussi bien par un homme que par une femme) (cité par Grossenbacher et Lovaplace, 2001). Il semble donc que ce soit la signification du stimulus (son symbolisme) qui provoque la synesthésie. Les sensations peuvent aussi apparaître lors de l’évocation mentale de l’inducteur sans sa présence réelle (cité par Grossenbacher et Lovaplace, 2001).

Causes et facteurs déterminants

L’étiologie de la synesthésie est variée.

– On décrit en premier lieu la synesthésie développementale. Elle apparaît dès l’enfance, et aurait une base génétique. Les premières études ont postulé un caractère familial (Baron-cohen et al., 1996, Galton, 1883) qui serait lié à une transmission dominante du chromosome X (Bailey et Johnson, 1997).  Cependant, d’autres études ont approfondi la question et concluent que les mécanismes génétiques de la synesthésie semblent être plus complexes que le seul mode héréditaire dominant du chromosome X.

– On décrit ensuite une synesthésie acquise. Elle apparaît à la suite d’une lésion cérébrale (Vike et al., 1984) ou d’une dé-affération sensorielle (Armel et Ramachandran, 1999).

– Enfin, l’expérience de la synesthésie peut apparaître par la prise de drogues hallucinogènes (LSD…).

Cette dernière cause de l’expérience synesthésique permet de proposer une psychopharmacologie de la synesthésie où les récepteurs à la sérotonine S2a jouent un rôle important (Brang et Ramachandran). Ce rôle est étayé par diverses observations :

– Le LSD, en activant les récepteurs S2a à la sérotonine provoque la synesthésie.
– Certains sujets sous Prozac inhibent l’expérience de la synesthésie (Marek et al., 2003) : le Prozac qui est un inhibiteur de la recapture de la sérotonine a pour effet d’augmenter le taux de sérotonine provoquant ainsi une hyperactivation qui inhibe S2a.
– Le Wellbutrin (inhibiteur de la norepinephrine et de la récupération de la dopamine) stoppe temporairement la synesthésie, probablement parce qu’il inhibe les récepteurs S2a (Amargos-Bosch et al., 2003)

Modèles explicatifs neuronaux

Ces modèles se divisent en deux types :

– Le niveau neurophysiologique qui postule que la synesthésie provient d’un défaut de la taille des neurones ou une forme de désinhibition.

Le niveau architectural, qui lui, postule trois hypothèses.

  • La première hypothèse avance l’idée que la synesthésie résulterait d’un croisement des voies nerveuses (cross activation).
  • La seconde hypothèse architecturale postule une désinhibition des voies d’échanges (disinhibited feedback). En temps normal, il existe un équilibre entre l’excitation et l’inhibition des neurones. Cette hypothèse avance l’idée que l’inhibition est réduite, ce qui provoque que le signal des stades avancés du traitement multi-sensoriel interagisse avec les stades premiers du processus. Ce mécanisme pourrait être en jeu dans la synesthésie développementale mais aussi dans la synesthésie provoquée par la prise de drogues hallucinogènes.
  • La troisième hypothèse est un modèle hybride. Elle  postule des traitements « rentrants » (re-entrant  processing). En temps normal, l’information visuelle va des aires visuelles V1 à V4, puis vers les régions infero-temporales postérieures (PIT) et enfin vers les régions antéro-temporales inférieures (AIT). Dans la synesthésie graphème-couleur, il y aurait une activité anormale de retour de AIT à PIT et V4 (Smilek et al., 2001).

Ces mécanismes neuronaux seraient différents selon les types de synesthésie. Pour la synesthésie graphème-couleur, il y aurait une activation croisée des voies nerveuses ainsi que les traitements « rentrants ». Les synesthésies mot-couleur et son-couleur seraient dues à la désinhibition des voies d’échanges. Cependant, le fait que des synesthètes d’une même famille possèdent des formes différentes de synesthésie suggère qu’un mécanisme neurophysiologique commun est partagé par toutes les formes de synesthésie.

A l’heure actuelle, la synesthésie représente encore une énigme pour la science. Ses mécanismes ainsi que son étiologie sont encore peu connus.


Bibliographie

Amargo´s-Bosch M., Adell A., Bortolozzi A. et al. (2003). Stimulation of alpha1-adrenoceptors in the rat medial prefrontal cortex increases the local in vivo 5-hydroxytryptamine release : reversal by antipsychotic drugs. J Neurochem, 87(4), 831–42.

Armel, K. C. & Ramachandran, V. S. (1999). Acquired synesthesia in retinitis pigmentosa. Neurocase 5, 293–296.

Bailey, M. E. S. & Johnson, K. J. (1997). Synaesthesia: is a genetic analysis feasible? In Synaesthesia: Classic and Contemporary Readings, S. Baron-Cohen, and J.E. Harrison, eds. Oxford, England:Blackwell, 182–207.

Baron-Cohen, S., Harrison, J. E., Goldstein, L. H. & Wyke, M. (1993). Coloured speech perception : is synaesthesia what happens when modularity breaks down? Perception, 22, 419–426.

Cytowic R. E., (1989). Synesthesia : A Union of the Senses. New-York : Springer-Verlag.

Eagleman D. M., Kagan A. D., Nelson S. S., Sagaram D. & Sarma A. K. (2007). A standardized test battery for the study of synesthesia. Journal of Neuroscience Methods, 159, 139–145.

Galton, F. (1883). Inquiries into Human Faculty and its development, London : Dent & Sons.

Grossenbacher P. G. & Lovaplace C. T., (2001). Mechanisms of synesthesia : cognitive and physiological constraints. TRENDS in Cognitive Sciences Vol.5 No.1.

Smilek, D., Dixon, M. J., Cudahy, C. & Merikle, P. M. (2001). Synaesthetic photisms influence visual perception. J. Cogn. Neurosci., 13, 930–936.

–  Vike, J. et al. (1984) Auditory–visual synesthesia : report of a case with intact visual pathways. Arch. Neurol., 41, 680–681

One thought on “La synesthésie, modèles explicatifs (2/3)

  1. Bonjour à tous,

    En complément à cet article très intéressant sur la synesthésie, permettez-moi de vous présenter une initiative de recherche originale : le projet synesthéorie.

    http://synestheorie.fr/

    Vous trouverez sur ce site nombre de références sur le sujet, un retour sur l’histoire de la perception multimodale, l’état actuel des recherches, des exemples contemporains d’expression synesthésique dans l’art ou dans des applications dédiés au handicap…

    Vos commentaires sont les bienvenus,

    Cordialement,

    Vincent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.