L’intuition en mathématiques

Restons dans les mathématiques…

Aloysius m’ a fait parvenir ce texte, fruit de ses réflexions il y a quelques temps – elle me semble être un bon complément (version humaine – « ce qu’on constate de l’extérieur » ) du billet précédent qui mettait en lumière – version mécanico / électro / chimique ce que révélaient EEG et IRM sur le recours à divers réseaux neuronaux pour résoudre un problème.

« À la suite de Cattell (et Horn : 1966), la conception de l’intelligence va ordinairement distinguer deux sortes d’intelligences : l’intelligence fluide et l’intelligence cristallisée… Il m’apparaît qu’on retrouve un peu la distinction entre esprits de synthèse et esprits d’analyse…
L’intelligence fluide serait, en effet, la faculté des esprits « créatifs », tandis qu’on définit traditionnellement l’intelligence cristallisée comme la faculté de faire appel à ce qu’on sait (« sait faire » (la compétence) ou « sait être » (l’expérience) aussi bien que « sait » (la connaissance)).
Cette distinction entre (ces) deux sortes d’intelligences est notamment prise en charge par l’analyse de l’intelligence selon les échelles actuelles d’intelligence de Wechsler (WAIS, WISC…) ; or il a été mis en évidence, statistiquement, que les personnes identifiées comme « surdouées » ont le plus souvent un QI V(erbal) supérieur au QI (de) P(erformance). Qu’est-ce à dire ? Que les personnes « surdouées » seraient plutôt exceptionnellement en capacité d’inventer ?

D’abord, malgré le fait qu’elles aient le plus souvent un QI V > QI P, les personnes « surdouées » ont, aussi, un QI P, somme toute, élevé, voire très élevé… Ensuite, si l’on s’intéresse aux surdoués doués en mathématiques, par exemple, il est possible de voir, assez facilement en fin de compte, que l’intelligence cristallisée a, également, un rôle nécessaire au sujet de la création. Ainsi, tournons-nous vers les mathématiciens, psychologues ou philosophes à leurs heures, qui se sont interrogés sur leur propre pratique de « producteurs » de mathématiques.

Le premier qui me vient en tête est (Jules) Henri Poincaré, qui, lors du second Congrès international des Mathématiciens (qui s’était tenu à Paris en 1900), avait donné à réfléchir à partir d’une distinction entre deux sortes d’esprits parmi les esprits des mathématiciens :
« Les uns, dit Poincaré, sont avant tout préoccupés de la logique, à lire leurs ouvrages, on est tenté de croire qu’ils n’ont avancé que pas à pas, avec la méthode d’un Vauban qui pousse ses travaux d’approche contre une place forte, sans rien abandonner au hasard. Les autres se laissent guider par l’intuition et font du premier coup des conquêtes rapides, mais quelquefois précaires, ainsi que de hardis cavaliers d’avant-garde. »

Dès lors, on devine quel rôle peut avoir l’intuition pour Poincaré ; comme le mathématicien, philosophe, inventeur… finit par l’écrire, effectivement : « La logique qui peut seule donner la certitude est l’instrument de la démonstration : l’intuition est l’instrument de l’invention. »

Si l’on s’arrêtait là, alors on serait tenté de croire qu’on a raison de ne voir que l’intelligence fluide comme ce qui est nécessaire à l’invention. Or Poincaré avoue qu' »au moment de formuler celle conclusion, [il est] pris d’un scrupule« . Et il va, dès lors, s’efforcer de montrer (en faisant hommage à Charles Hermite, qui fut certainement le plus influent des professeurs de mathématiques de Poincaré) que les autres esprits (ceux qui « sont avant tout préoccupés de la logique« ) sont aussi en capacité d’inventer… En vérité, comme le soutient Poincaré, les deux sortes d’esprits sont des esprits intuitifs, au moins lorsqu’il s’agit de créer…

Bien que la logique doive être considérée comme un instrument essentiel de la démonstration, il ne semble plus interdit, désormais, de penser que l’intuition entre en jeu, et comme une condition sine qua non, pour démontrer… surtout quand on connaît la longueur de certaines démonstrations (anciennes comme actuelles, telles que la démonstration d’Andrew (John) Wiles du (dernier) théorème de Fermat, qui, si je ne me trompe, fait plus d’une centaine de pages, même dans sa version condensée), car même une mémoire prodigieuse ne suffirait pas à produire un tel objet.

En fait, avoir une excellente mémoire n’est même pas nécessaire pour inventer ; c’est ce qu’affirme Poincaré en 1908 : « Une démonstration mathématique n’est pas une simple juxtaposition de syllogismes, ce sont des syllogismes placés dans un certain ordre, et l’ordre dans lequel ces éléments sont placés est beaucoup plus important que ne le sont ces éléments eux-mêmes. Si j’ai le sentiment, l’intuition pour ainsi dire de cet ordre, de façon à apercevoir d’un coup d’Å“il l’ensemble du raisonnement, je ne dois plus craindre d’oublier l’un des éléments, chacun d’eux viendra se placer lui-même dans le cadre qui lui est préparé, et sans que j’aie à faire aucun effort de mémoire. »

La capacité à inventer dépendrait, par conséquent, presque exclusivement de ce qu’on possède (ou non) une intuition de l’ordre développée : on rejoint l’idée que créer consisterait simplement à combiner, mettre en relation, etc. Or est-il possible de créer ex nihilo, et, particulièrement, en mathématiques ? Non, d’autant qu’à présent même une petite conjecture nécessite presque à chaque fois qu’on soit mathématicien… (Nous pourrions montrer qu’il en est de même en Art.) Il faut donc, toutefois, une certaine mémoire et, par là, être suffisamment doué d’intelligence cristallisée, vraisemblablement.
Aussi, les mathématiciens qui se sont appliqués à expliquer le(s) mécanisme(s) de l’invention, aussi bien Jacques (Salomon) Hadamard (qui est le second mathématicien théoricien de l’invention qu’il faut avoir à l’esprit) que Poincaré, n’ont que partiellement dit vrai : La faculté de créer, qui nécessite avant tout d’être doué d’une intuition quelque peu extraordinaire, nécessite par ailleurs une assez grande mémoire, contrairement à ce qui a été dit précédemment…

Mais il manque encore quelque chose… L’intuition de l’ordre dont parlait Poincaré est non seulement une faculté de combiner mais, à la fois, la faculté de combiner « bien »… En fait, comme le répète Poincaré : « Inventer, c’est choisir. »

Les personnes surdouées ont tout ça : une intelligence fluide élevée (une intuition de l’ordre puissante) et une intelligence cristallisée au moins également élevée (une (très) grande capacité à faire appel à ce qu’elles savent)… J’ai l’impression que c’est vraiment ce qui explique qu’elles soient douées pour la création, ce qui se voit (assez) bien pour les mathématiques. »

14 thoughts on “L’intuition en mathématiques

  1. Bonjour,
    Je rejoins cet article lorsqu’il affirme que la mémoire est nécessaire à l’intuition. Pour moi il est évident qu’une intuition efficace naît d’une grande habitude de manipulation de certains concepts. Par exemple si vous connaissez beaucoup d’énigmes et leurs solutions, confronté (e) à une nouvelle énigme vous trouverez facilement dans quelle direction chercher la solution. Si vous avez une connaissance approfondie des concepts reliant différentes propriétés des objets mathématiques, vous résoudrez plus facilement un problème de maths, si vous avez une culture approfondie du monde de l’art et de toutes les façons de traiter un sujet, vous trouverez plus facilement la façon qui vous est propre. Le plus important est de savoir de quelle façon chercher, et cette connaissance s’acquiert en confrontant et analysant de nombreux cas (d’où l’utilité de la mémoire)

    1. Bonjour @ alumine
      Vous avez certainement raison Alumine
      La mémoire à long terme sert à cela effectivement:.stocker des connaissances éparses dans un champ sémantique particulier !
      Après la pertinence de la recherche vient des performances d’analogie ( sensation de situation déjà vécue et connue) , notion d’identité conceptuelle ( metacognition)….
      Derrière viennent la capacité de raisonnement point à point
      Raisonnement perceptif et analytique qui permettent d’affirmer que le discours interne tient la route et qu’il n’y as pas de dérive ou de flou dans les hypothèses de travail.
      Mais tout le monde ne réfléchit pas de la même façon d’où absence de référentiel unique. Chacun hypertrophie son mode de raisonnement qui lui semble le plus évident et facile d’accès. C’est déjà bien d’en être conscient mais les plus performants sont probablement ceux qui accèdent facilement à l’ensemble des modes perceptifs, analytiques, intuitifs et mémoriels pour sélectionner les données de bases, les cohérences/ incohérences, rechercher des liens entre eux (intelligence fluide adaptative) et et plaquer un concept séduisant sur la problématique en se rappelant ( intelligence cristallisée) leurs connaissances acquises ( études, diplômes mais aussi lectures et discussions des autodidactes)!
      Bonne journée

  2. « A mon sens, les créatifs arrivent à se démarquer de la conformité (think outside the box) – certains pensent pus loin / plus vite / plus vaste que d’autres. »
    Oui, c’est assez bien le génie au sens de Kant : « le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art » (Critique de la Faculté de juger [1790], § 46 (intitulé « Les beaux-arts sont les arts du génie »), Librairie Philosophique J. VRIN, 1993, p. 204). Et c’est aussi le sens de Poincaré apparemment (du moins, d’après ce que rapporte Aloysius : « Inventer, c’est choisir. ») Toutefois, que des personnes « surdouées » ne soient pas « créatives » est ce qu’affirment des personnes « surdouées » d’elles-mêmes… En outre, on aurait montré qu’avoir un HQI était une condition sine qua non d’une grande capacité de création mais que c’était insuffisant pour être un grand « créatif »…

        1. C’est tentant, tentant de s’effacer, de ne plus rien dire, de ne pas se prononcer, de chercher à faire exactement ce qu’on vous demande, même si on sait que c’est débile, en ayant l’impression qu’on va sauver sa peau, qu’on évite des conflits que l’autre va être content. C’est précisément comme ça que j’ai failli perdre la mienne, de peau, alors j’ai enfin fini par piger que c’était pas la bonne direction.

  3. Ce texte est intéressant : l’intuition présentée comme une sorte de mémoire, par exemple… Cependant, une chose me dérange : j’ai l’impression que les « créatives » ne représentent qu’une minorité parmi les personnes « surdouées ». Et même si les « créatives » représentaient, plutôt, une majorité parmi les personnes « surdouées » j’aurais toujours l’impression qu’existent des personnes « surdouées » qui ne sont pas « créatives »… Pensez-vous que toute personne « surdouée » est « créative » mais que certaines personnes « surdouées » ne le soient qu’en puissance ?

    1. A mon sens, les créatifs arrivent à se démarquer de la conformité (think outside the box) – certains pensent pus loin / plus vite / plus vaste que d’autres.
      Ensuite.. je ne suis pas assez trapue sur le sujet…

        1. Comment peut t on établir une théorie de l’invention ?

          Heureusement que non , l’invention ne s’explique pas à mon sens.

          quand aux maths, ou pour n’importe quel autre domaine de connaissance, on peut allier des raisonnements tout à fait dans la conformité, ca aide à se faire accepter, et puis pour les choses qu’on connaît moins dans le domaine, on peut utiliser notre intuition, bref on peut coupler les 2 , ne serait ce que pour regrouper les élémentys qu’on connaît entre eux, et pour regrouper des éléments que personne n’a pensé régrouper et qui auraient intérêt à l’etre.

          Pour les maths, j’approche souvent une valeur très proche (ca aide si vous répondez à une question à choix multiples), sans jamais trop faire le raisonnement exact et purement logique, car je vois les nombre bouger, s’agrandir, se rétrécir, s’empiler les uns les autres dans l’espace.

          C’est plus drole comme ca…..

          Cricri (2xCri)

    2. Je n’ai évidemment aucune compétence, mais un témoignage ; j’ai découvert que je suis créative à 40 ans (soit dix ans avant de découvrir que je suis hp).

      Je pense que nombre de hp mettent leur créativité sous le boisseau parce que tout est fait pour ça. Un moyen comme un autre de se fondre dans la masse, de ne pas se faire remarquer donc embêter, de se faire accepter en faisant semblant d’être comme les autres, ou peut-être tout simplement conséquence du désespoir engendré par une interminable scolarité qui égalise en coupant tout ce qui dépasse ?

    3. Bonjour,

      Une personne peut etre créative dans les détails du quotidien, dans la faculté à trouver le meilleur moment, la bonne affaire, l’idée pratique. Ou dans le travail : résoudre les problèmes sans solutions, proposer du concret.

      Mais il est vrai, rien de tout à fait révolutionnaire, meme si mis bout à bout, ses petites solutions font apparaitre une créativité significative.

      C’est mon cas. Et ca n’arrete pas , à tout moment , c’est mon intuition qui parle, et dans ces temps difficiles, ca me sauve énormément, et j’avoue que j’en abuse pour mon plus grand plaisir.

      Faut il crééer quelque chose de grand et de révolutionnaire pour que ca se voit aux yeux des autres ? pas forcément, on vient souvent me voir, car je démèles des situations souvent de manière immédiate : c’est la petite idée immédiate et fulgurante qui fait que je rends service à pas mal de gens (les autres ne cherchent pas à savoir comment tu trouves ca, du moment que tu leur mets la solution sous le nez c’est OK pour eux, merci au revoir et à la prochaine, oui car ils reviennent vous voir après forcément…..).

      Cricri

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.